Depuis 1991, chaque crise politique à Madagascar voit naitre des tentatives de médiation et de réconciliation, qui connaissent des bonheurs et des succès plus ou moins divers. On connait celles des chefs d’Eglise, on connait celles des diplomates, on a vu celles de la société civile. Par contre, on connait moins celles des francs-maçons. Souvent d’ailleurs, les diplomates que la France nous envoie pour tenter de résoudre les crises politiques seraient des « frères » : Guy Penne (2002) et Alain Joyandet (2009) sont tous deux présentés par la presse française comme appartenant à cette Organisation. Toujours sur ces deux dernières crises, la diplomatie africaine francophone a quelquefois pris le visage de « frères ». Sur le continent noir, plusieurs Chefs d’Etat de l’espace francophone sont eux-mêmes des « initiés », pour reprendre le terme consacré : Omar Bongo et Denis Sassou Nguesso entre autres. Abdoulaye Wade a, quant à lui, quitté la franc-maçonnerie, après en avoir été membre dans sa jeunesse.
Le bilan de l’action des francs-maçons en matière de résolution de crise politique à Madagascar est mitigé. Sa plus grande réussite fut celle de 1991, quand cette action contribua fortement à la Convention de Panorama. Rappelons que cette crise fut la seule dénouée par une médiation malgacho-malgache. Le Gouvernement de transition entre 1991 et 1993 comprenait d’ailleurs plusieurs « frères »..
Lors de la crise de 2002, la médiation devint plus difficile. Toutefois, les francs-maçons malgaches réussirent à limiter les dégâts, notamment en maintenant l’unité et le légalisme de l’armée, dont certains des chefs de l’époque étaient francs-maçons. Les conférences de Dakar ont également vu une contribution active des francs-maçons et de leurs amis, dont les trois Chefs d’Etats cités ci-dessus.
Au-début de cette crise de 2009, il y eut bien des réunions entre les « Grands maitres », les patrons des grandes familles maçonniques qu’on appelle « Obédiences ». Mais sans résultat : la « Fraternité » ne put rien faire pour empêcher certains de ses membres d’être victimes des effets pervers de la crise politique. Et tout comme le FFKM, la société civile, la communauté internationale et les simples citoyens, les francs-maçons malgaches semblent contempler la crise avec impuissance, comme de simples profanes. On a juste noté deux interpellations par voie de presse, qui sont passées à la trappe comme toutes les interpellations de la société civile ou de la communauté internationale.
La raison de cette impuissance tient sans doute au manque d’influence et de poids des quelques francs-maçons présents dans les entourages immédiats de Marc Ravalomanana et de Andry Rajoelina. D’autres « frères »ou « sœurs » continuent à titre individuel à agir dans certaines structures pour tenter de résoudre la crise, surtout dans la société civile. Il faut savoir qu’à Madagascar, depuis le retour de l’Indépendance, les francs-maçons ont régulièrement fait partie des cercles du pouvoir, mais également des milieux intellectuel, militaire ainsi que du monde des affaires. La Grande Ile compterait aujourd’hui entre 800 et un millier de francs-maçons, répartis entre une dizaine « d’Obédiences », elles-mêmes constituées d’une à plusieurs Loges.
De la naissance à nos jours : Le mythe du « mpaka fo »
Malgré une présence dans les Mascareignes depuis la fin du XVIIIème siècle, la franc-maçonnerie ne s’implanta à Madagascar que vers la fin du XIXème siècle : la première loge à allumer ses feux en 1890 fut la Loge Imerina 310 (Grande Loge de France, GLDF) à Tananarive. La franc-maçonnerie se développe alors essentiellement dans les communautés étrangères, et prit un essor tel qu’il commença à inquiéter la communauté des Jésuites à Madagascar. Celle-ci publia alors une brochure titrée « Framasao » pour tenter d’en contrer le développement : elle y accuse alors les francs-maçons d’être des mpaka-fo (voleurs de cœurs). Si l’idée de base des auteurs était apparemment de mettre en garde contre les tentatives de séduction effectués par les francs-maçons pour grossir leurs rangs (sens imagé), la rumeur se répandit comme une trainée de poudre, mais avec le sens littéral : le franc-maçon a donc été considéré depuis comme un voleur d’organes cardiaques.
En 1891-1892, donc sous le règne de Ranavalona III, la Loge Imerina intenta et gagna un procès contre les jésuites à Madagascar pour ces propos jugés diffamatoires à l’endroit des francs-maçons. Toutefois, cette victoire devant les tribunaux n’empêcha pas la suspicion de perdurer. Jusqu’à maintenant, pour le Malgache moyen, le franc-maçon est un voleur de cœur à la réputation sulfureuse. Dans les années 50, on se servait du mpaka fo comme du croquemitaine ou de l’ogre pour ramener les enfants dissipés à la raison. L’expression est même passée à la postérité dans une chanson pleine d’humour d’Henri Ratsimbazafy.
Le protectorat se mua en colonisation en 1896, et la franc-maçonnerie se développa en prenant appui sur les réseaux de fonctionnaires mis en place par la puissance coloniale. Ce développement gagna en ampleur avec l’arrivée de Victor Augagneur comme gouverneur colonial (1905) : il était franc-maçon au sein de la loge Les amis de la Vérité à Lyon. Le Grand Orient de France (GO) fait son apparition en 1900 avec la Loge L’Avenir malgache à Tamatave (qui devint L’Indépendance malgache en 1905). Le GO créa en 1903 la Loge France Australe à Tananarive (qui devint l’Etoile Australe en 1953). La loge de Tamatave avait été crée par le sénégalais Blaise Diagne, fonctionnaire de l’Etat français, et qui s’insurgea contre les mauvais traitements subis par les dockers au port. Cette loge cessa de fonctionner avec son départ en 1909. La Grande Loge de France (GLDF) installera par la suite en 1910 la Loge Les Trois frères à Majunga, et le Droit Humain (DH) allumera les feux de la Loge Fraternité 202 à Tananarive en 1911.
Sous la colonisation, la franc-maçonnerie à Madagascar entreprit plusieurs actions pour protéger les droits de l’homme, souvent à travers les sections de la Ligue des Droits de l’Homme présentes dans la Grande Ile. Au début des années 40, le Régime de Vichy au pouvoir en France commença à persécuter les francs-maçons, y compris dans les colonies. Ainsi, dans un texte datant de 1941, il fut interdit « aux dignitaires de sociétés secrètes » de se présenter à des élections. En 1942, plusieurs loges maçonniques présentes à Madagascar (France Australe, Imerina, Fraternité 202 et Subrosa) virent leurs biens saisis au bénéfice de l’Assistance publique.
La franc-maçonnerie malgache fut essentiellement composée d’étrangers durant ses premières décennies d’existence, et les loges commencèrent à s’ouvrir aux Malgaches après la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Plusieurs d’entre eux furent d’ailleurs initiés lors de leurs études en France, en particulier dans les milieux socialistes ou communistes qui véhiculaient des idéaux de liberté, de justice et de fraternité. Tout comme dans de nombreux autres pays désireux de se libérer du joug de la colonisation, beaucoup de francs-maçons malgaches figurent parmi les artisans de l’Indépendance.
Jusqu’en 1960, la franc-maçonnerie à Madagascar fut basée sur trois obédiences maçonniques françaises (GO, GLDF, DH), qui continuent d’ailleurs jusqu’à présent à avoir des loges dans le pays. Toutefois, deux ans après l’Indépendance, le Grand Rite Malgache (GRM) voit le jour. Plus tard, suite à une scission au sein du GRM, la Grande Loge Traditionnelle et Symbolique de Madagascar (GLTSM) est créée en 1997.
Si la franc-maçonnerie malgache fut comme partout dans le monde marquée par de telles scissions qui ont autrefois tracé de profondes lignes de fracture, on assiste depuis quelques années à une volonté de dialogue entre toutes les obédiences confondues. Cela s’est notamment illustré par l’organisation annuelle de la Journée Maçonnique de Madagascar (J.M.M.), dont la première édition a eu lieu en 2007. Il existe actuellement une dizaine d’obédiences : le Grand Rite Malgache (GRM), la Grande Loge Traditionnelle et Symbolique de Madagascar (GLTSM), le Grand Rite Malgache Féminin (GRMF), la Grande Loge Nationale de Madagascar (GLNM), le Grand Orient de France, la Grande Loge de France (GLDF), la Juridiction Malgache du Droit Humain (DH), l’Ordre Initiatique et Traditionnel de l’Art Royal (OITAR), la Grande Loge de Memphis-Misraïm Océan Indien et le Souverain sanctuaire international Memphis Misraim. Toutes pratiquent l’étude des sciences ésotériques, mais certaines le font beaucoup plus profondément que d’autres. Toutes affirment également leur attachement à l’idéal humaniste et à ses valeurs. Cependant, à Madagascar comme ailleurs, certaines obédiences pratiquent également la franc-maçonnerie de réseaux pour des motivations qui ne sont pas vraiment spirituelles (le business, le lobbying ou même le pouvoir).
Secte ou societé secrète ?
Sans aucun doute aucun groupe n’éveille autant les soupçons et les fantasmes du public, tant à Madagascar que dans le monde. Une simple recherche sur Google à partir de l’expression « franc-maçonnerie » génère près de 850.000 pages, dont plusieurs permettent de constater un florilège de rumeurs passionnées. « Ils pratiqueraient des rites satanistes ». « Ils sont contre le christianisme ». « C’est un lobby mafieux ». « Ils veulent diriger le monde ». Sans oublier le vol de cœurs, accusation qui est une spécificité malgache, comme nous l’avons évoqué plus haut. Autant de préjugés qui accablent lourdement « les frères » (et les sœurs) dans l’opinion publique. Sans doute est-ce le prix à payer par cette organisation à cause de l’obligation de réserve, du devoir de discrétion et du secret maçonnique qui ne lui permet pas de se défendre. Or, l’opinion publique se méfie souvent de ce qu’elle ne connait pas. Certains « frères » impliqués dans des scandales en France ou en Afrique ont également contribué à ternir l’image de la franc-maçonnerie.
Quand on regarde la noblesse de l’énoncé des principes maçonniques, il est étonnant d’entendre les jugements négatifs, tout en regardant la liste impressionnante de personnes qui ont été membres de la « grande Fraternité » depuis sa création au XVIIIème siècle. Dans pratiquement tous les domaines, les francs-maçons ont marqué leur temps : pour en citer quelques-uns, Wolfgang Amadeus Mozart, George Washington, André Citroën, Louis Amstrong, Sir Winston Churchill, Rudyard Kipling (auteur du fameux poème « Si tu peux voir détruit » qui serait un des textes de base pour les francs-maçons). Plusieurs Présidents des Etats-Unis l’ont été, et on prête à Barack Obama le port d’un haut grade au sein de la Loge Prince Hall. En France, le Ministre Xavier Bertrand avait récemment reconnu l’être. Parmi les réalisations les plus connues de francs-maçons au bénéfice de l’humanité, on cite souvent l’abolition de l’esclavage. Il semblerait également que Baden-Powell (le fondateur du scoutisme) et Henri Dunant (le créateur de la Croix-Rouge) aient été francs-maçons, mais les opinions varient sur ces points.
Partout dans le monde, y compris à Madagascar, les librairies proposent des ouvrages consacrés à la franc-maçonnerie ; il y a de temps à autres des articles de presse ou des conférences publiques traitant de ce sujet ; l’existence de temples maçonniques n’est pas ignorée des riverains dans les quartiers où ils sont situés dans la Capitale. Dans certains pays de culture anglo-saxonne comme aux Etats-Unis ou même à l’Ile Maurice, les adresses des organisations maçonniques sont dans l’annuaire ; dans plusieurs villes américaines il existe un Masonic hospital. Le tracé de la ville de Washington DC est truffé de symboles maçonniques. La franc-maçonnerie est donc loin d’être cette société secrète que certains se plaisent à imaginer : « l’appellation de société discrète nous semble donc plus conforme à la réalité », souligne un « Maître » au sein d’une loge maçonnique malgache que nous avons interrogé. Le même Maître de réfuter l’appellation de secte : « chez nous, contrairement aux sectes, on est difficilement admis, mais on peut quitter très facilement. De plus, on n’a pas une approche dogmatique qui va vous imposer une croyance particulière. Votre liberté sera le maître-mot ».
A Madagascar, certaines personnes ont fait état de leur appartenance à la Franc-maçonnerie, comme l’homme d’affaires Andry Rabefarihy, Martial Rahariaka (ancien Directeur général de l’Institut malgache d’innovation sous la seconde République), Norbert Randriamahandry ou encore notre confrère VANF de l’Express de Madagascar. Qu’ils soient athées, catholiques, protestants, musulmans, d’autres personnes vivant à Madagascar se reconnaissent comme tels dans la plupart des cercles : entreprises, forces armées et police, fonction publique, classe politique, presse et communication, enseignement y compris universitaire, société civile, et surtout les juristes. Il est donc extrêmement affligeant et inquiétant que tous ces « frères et sœurs » censés être de bonne volonté ne puissent illuminer de leur lumière notre pays, qui en a pourtant grandement besoin. A moins que le souffle de la crise n’ait éteint en même temps leurs bougies, leur vigilance et leur persévérance.
Par leur silence actuel, ont-ils (déjà tout) dit ?
Ndimby A.
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